Six ans que j’y pensais, sans arriver à me décider à y aller.
Au début du mois, cette idée m’effleure à nouveau. Le 11 novembre approche et ce serait un jour idéal, parce qu’éminemment symbolique. Mais Arras, c’est loin de Bordeaux. Et puis, est-ce bien la peine de faire tout ce chemin pour me retrouver dans un cimetière, peut-être dans le froid et sous la pluie, pour honorer le petit frère adoré de mon arrière-grand-mère, que je n’ai jamais connu ?
J’en étais là dans mes réflexions, lorsque le lendemain, je reçois un e-mail en réponse au mien, envoyé six ans auparavant, et dans lequel je faisais part de mon souhait de voir le nom de Pierre ajouté à l’Anneau de mémoire. J’avais complètement oublié cette demande.
Dans ce message, on me confirme que Pierre est bien mort dans la région d’Arras, qu’il a été oublié en raison d’une erreur sur le lieu du décès sur sa fiche matricule, que c’est désormais rectifié et que son nom va être ajouté, avec quinze autres noms, au mémorial international sur lequel figurent déjà presque 580 000 noms de soldats, sans distinction de nationalité ni de grade, morts dans le Pas de Calais entre 1914 et 1918.
Mais surtout…je suis invitée à la cérémonie.
Je suis émue. C’est étrange de recevoir cette invitation, juste au moment où je m’apprêtais encore à repousser cette visite aux calendes grecques, tout en me demandant si je ne suis pas finalement un peu perchée, à y penser comme un devoir à accomplir, pour un homme mort il y a 110 ans…
Et je réalise que cette année, mon fils a 23 ans. L’âge de Pierre pour toujours.
Alors je comprends que depuis le début, je suis mon intuition et que ce que je fais est juste. Le temps qui doit s’écouler est un mystère qui a ses raisons que la raison ignore.
Je me suis donc préparée à m’y rendre, m’attendant à un petit comité de quelques personnes, un maire, quelques vétérans, des drapeaux et un clairon.
J’étais loin du compte.
La veille de mon arrivée, je reçois le déroulé et au vue de la longueur, je comprends alors que c’est une grande cérémonie organisée pour les dix ans de ce monument incroyable.
Cérémonie au cours de laquelle le nom des soldats oubliés seront ajoutés.
Le 11 novembre, je débarque tôt à Arras, en pleine commémoration sur la place de la gare, au moment de l’appel aux morts. Le ton est donné.
J’en profite pour visiter un peu la ville, y déjeuner, puis je me rends au mémorial Canadien de Vimy et je découvre l’immensité des champs torturés.
Aujourd’hui tout est paisible, verdoyant et beau. On y a planté des arbres, de la pelouse, on s’y promène en famille mais je les imagine sans peine lorsqu’ils n’étaient que boue, barbelés et charniers à ciel ouvert.
Je file au cimetière de la Targette pour trouver la tombe de Pierre. Je découvre un cimetière de 12 010 sépultures et aucune indication pour retrouver sa tombe. J’ai bien le numéro trouvé sur internet (memoiredeshommes), mais sur place, il n’y a rien qui distingue un carré de tombes d’un autre. C'est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Découragée, j’allais repartir, lorsque je pose la question à une touriste près de la sortie, qui m’explique que souvent, il y a une boite aux lettres à l’entrée du cimetière avec le plan.
C’est bien le cas, je trouve une grande boite noire dans une colonne et j'en sors un gros dossier avec le numéro des carrés. Il me reste à trouver le bon, à compter les rangs et je finis par me retrouver devant la tombe de Pierre.
Je suis heureuse…C’est un peu comme un rendez-vous pris il y a longtemps que je peux enfin honorer. J’avais apporté une bougie dans un photophore (qui n’a jamais voulu rester allumée), une lettre et quelques cailloux pris autour de la tombe de sa sœur, mon arrière-grand-mère, puisque tout ce chemin jusqu'à lui part de mon travail en analyse transgénérationnelle sur la place de cette femme à laquelle je suis reliée.
Au moment de partir, j’entends des parents proposer à leurs deux enfants de déposer des fleurs là où ils en ont envie. Je les appelle et la petit fille vient planter une rose blanche au pied de la croix. Pierre à sa rose, qui est aussi le prénom de sa sœur.
Lorsque j’arrive au Centre de Mémoire 14-18 à Souchez en fin d’après-midi, il est plein comme un œuf. Des familles entières se bousculent dans les salles de ce musée passionnant. J’y apprends beaucoup de choses que j’ignorais, notamment l’occupation allemande de tout ce territoire, avec réquisitions, otages, exécutions, restrictions alimentaires, bref, tout ce que l’on sait de la France occupée à partir de 1940.
Je prends la mesure du traumatisme de cette région et de tout le nord de la France, vaste champs de ruines à la fin de la guerre, dont la terre n’a pas fini de rendre les corps des milliers de disparus. Je sais que cela me servira dans ma pratique : cette guerre n’a pas généré les mêmes traumas selon que la famille l’a vécue dans le pays Basque ou dans le Pas de Calais.
Je comprends que la grande guerre est encore très présente ici. Elle est gravée dans les paysages, dans les centaines de cimetières, dans les cœurs, dans l'histoire des familles.
Toutes ces ruines, tous ces massacres et le travail titanesque qu'il fallu accomplir pour rebâtir.
Tout cela pour que ça recommence vingt ans plus tard.
Dehors les gens affluent, se rassemblent et partagent le feu pour allumer les flambeaux. Je me retrouve alors au milieu d’une foule joyeuse de quelques milliers de personnes, à marcher pendant vingt minutes, piquée par le vent glacial, flambeau en main, dans la nuit qui tombe.
Je me sens littéralement portée.
Et j’entre dans l’anneau, à Notre Dame de Lorette.
Il fait nuit. Après un son et lumière projeté sur les murs et les discours officiels dont celui d’Agnès Pannier-Runacher, Ministre de la Transition écologique, la plaque est dévoilée.
Le nom de Pierre et les quelques infos militaires qui le concernent sont énoncées à deux reprises par ces représentants de l’État et résonneront partout dans l’enceinte sacrée, accueillis par le silence de la foule.
Je suis émue. Je comprends que je vis quelque chose d’un peu dingue et que s’accomplit là un acte symbolique de haute volée : Pierre qui n’a eu ni messe, ni enterrement ritualisé, ni reconnaissance, qui fut d’abord enterré près de l’endroit où il est tombé, exhumé cinq ans plus tard, enterré à nouveau, loin de sa terre natale, Pierre qui ne reçut qu'une seule visite, celle de Marie Rose, en cent dix ans, Pierre vient d’être honoré par des représentants de l’Etat, de la Nation devant une foule immense. Je n’aurais jamais imaginé que cela fût possible.
Je m’éclipse avant la toute fin de la cérémonie et le chocolat chaud pour éviter les bouchons et ne pas rater mon train pour Paris. Alors que je redescends seule, dans cette nuit froide de Novembre, je regarde la campagne éclairée par la lune et je pense à eux, qui ici même, cent dix ans plus tôt, ont vécu l’horreur.
Pierre y est mort le 17 décembre 1914, quelques jours avant son anniversaire.
Dans une semaine, j’irai à Rennes déposer sur la tombe de mon arrière-grand-mère, Marie Rose (née un 9 mai, comme moi) une plaque avec le nom de son frère et de la terre prélevée autour de sa croix.
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