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Gaston

En arrivant au gîte que j'ai réservé à la montagne, mes hôtes me proposent un café de bienvenue que j'accepte volontiers. La conversation arrive sur mon métier, que j'explique. Je parle de généalogie, d'histoire familiale, de ce dont on hérite qui n'est pas palpable, de transmissions. Malgré leur âge, ils comprennent très bien. Ils sont bergers de père en fils et en filles.


« Ma mère a perdu son premier enfant, un garçon, deux ans avant ma naissance .


Je suis né en 1941, donc, euh… en 39 ». Il raconte cela en me regardant avec ses yeux rieurs. Son accent du Sud-Ouest fait chanter les mots et en même temps, me projette dans le monde rural du début du siècle dernier..


Je sais très bien le fossé qui existe entre les images pastorales qui m’entourent, mon bonheur de grimper sur les chemins verts au son des cloches des brebis et la réalité de ces vies de labeur, sans confort moderne, ces vies rudes du siècle dernier, dont il est le dernier témoin.


Sa femme qui avait entamé le sujet en me parlant des répétitions des morts du 1er enfant, lorsque j’ai expliqué en quoi consistait mon métier, ajoute «pourtant c’est drôle hein, elle n’a jamais compris mon chagrin, quand mon ainé est mort ».

« Vous savez » lui dis-je, «1939 c’est le début de la guerre, 20 ans en gros après la fin de la précédente, les hommes sont de nouveau mobilisés, l’angoisse reprend sa place. Et puis, être mobilisé quand on habite votre région, c’est partir à l’autre bout de la France. Peut-être son chagrin-t-il été noyé dans les évènements. La vie était dure, je ne sais pas si elle a pu prendre le temps de traverser son deuil. Il fallait travailler sans doute, travailler plus dur encore, passer vite à autre chose, faire d’autres enfants… Peut-être s’est-elle coupée de sa douleur. Peut-être ne pouvait-elle pas la revivre quand cela vous est arrivé ».


Comme toujours, je dis beaucoup « peut-être », parce que je ne sais pas si c’est la vérité. Je me contente de donner quelques pistes, de recontextualiser pour agrandir l’angle de compréhension.


Elle hoche la tête.


Il me regarde avec un grand sourire et dit « oh oui, la vie était dure, mais… c’est moi qu'est arrivé ! Et vous savez comment elle m’a appelé ? (à ce stade, j’avais deviné…), elle m’a appelé comme lui ! ». Et son sourire s’agrandit.


Là, en revanche, je n’ai pas de doute : il est un enfant de remplacement, celui dont la mission est de remplacer l’enfant mort. En consultation je questionnerais bien sûr, sur son vécu, sur les liens, sur les projections faites sur le 1er enfant, le regard de sa mère, de son père, sur ce qu’il sait de ce 1er garçon dont il est la doublure vivante, etc…

Mais ce n’est pas l’objet de ma présence. Et surtout, il est heureux, fier. Pas question de développer. J’accueille leurs confidences, honorée de la confiance qu’ils me font. Je lui souris.


« Et vous savez quoi ? » ajoute-il «le curé a dit à ma mère : ton enfant est mort, oui, mais tous les hommes rentreront vivants de la guerre . Et ils sont tous rentrés !»



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