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Henriette

Henriette a 98 ans et des mains qui ne disent pas son âge. Elle a toute sa tête, même si elle radote un peu. Mais plus ses jambes. En trois ans, elle est tombée trois fois de son lit, elle s’est fracturé le col du fémur et puis deux fois les jambes. C’est une pipelette. Une pipelette triste. Triste de ne plus être capable de s’habiller seule. Triste qu’on ne la sorte dans le jardin que trop rarement. Triste d’être coincée dans son lit auquel on a mis une barrière en fer pour l’empêcher de tomber et qui l’empêche d’aller faire pipi. De toute façon, ses jambes ne la portent plus. On lui a mis un de ses bas à l’envers. Forcément il descend sur sa cheville. Je lui retire son chausson avec mille précautions, j’ai peur de lui faire mal à la jambe et le lui remet à l’endroit. « Oh c’est pas drôle vous savez, faut être malade pour pouvoir comprendre. Non, c’est pas drôle. Mon fils vient me voir oui, mais c’est pas facile hein, la route, l’essence, les kilomètres. Il a pas beaucoup de temps. Ma fille elle vient pas souvent. Et pis elle est dure. Elle est pas très soins. Je suis tombée deux fois, elle m’a pas relevée. Et pis elle veut pas changer ma couche, ça la dégoûte qu’elle dit. Oh oui elle est dure. Mais bon, c’est vrai qu’elle perdu ses deux fils l’année dernière . D’une crise cardiaque. Vous vous rendez compte ? 27 ans et 24 ans, les deux ! Moi j’ai eu peur hein ! Peur qu’elle fasse une crise. J’aurais pas su quoi faire…C’est ça qui m’aurait embêtée. Quand elle était jeune elle a fait une grave dépression. Elle est restée à l’hôpital. Alors ça m’aurait embêté qu’elle fasse une crise. J’aurais pas su quoi faire. Elle veut pas changer ma couche, ça non. Pourtant c’est pas compliqué. Mon fils lui il peut faire, mais pas elle. Je croyais que je pourrais me faire des amies ! Mais non, ça s’est pas fait. Pourtant on m’avait dit hein tu vas voir, tu vas de faire des copines, tu pourras parler. Mais non, c’est comme ça. Je pensais que je me ferais des amies. Mais non. Et j'ai perdu mes pantoufles dans mon lit. Je les garde pour dormir comme ça si je me lève je risque pas de glisser. Mais je les ai perdues. Faudrait leur dire en haut lieu que c’est pas normal d’être sortie un quart d’heure. Vous rendez compte ? On a besoin d’air quand même. C’est pas drôle de rester enfermée. » Les volets sont tirés, la fenêtre fermée. Je lui propose d’ouvrir pour laisser le soleil rentrer. Et aussi pour laisser s’envoler cette odeur douçâtre, mélange de produits de nettoyage et d’urine. Elle a envie, mais elle craint les courants d’air. Elle parle en boucle des mêmes choses. Tout n’est pas très cohérent. Je comprends qu’elle invente quelques trucs parce qu’elle débloque un peu et aussi pour nourrir un flot de paroles ininterrompu et ne pas laisser de temps de pause qui me permettrait de me lever et de partir. Je ne sais pas si Henriette était sympa en fait. Quelque chose me dit que non. Qu’elle joue un peu la comédie pour m’attendrir. Aujourd’hui elle est vulnérable, elle parle doucement, elle est charmante, mais quelle femme, quelle mère fut-elle ? Je me questionne quelques secondes et j’oublie. Je trouve le moment pour me lever et elle un nouveau truc à ma raconter, stratégie inconsciente pour me retenir. Lorsque je referme la porte, je l’entends continuer à parler seule. Je longe le couloir pour sortir. Les télés sont presque toutes allumées. Un monsieur chante, j’entends un autre appeler et gémir. Parfois les portes sont ouvertes, pour que la solitude soit moins dense, qu’elle s’échappe un peu de la chambre. J’aperçois une vieille dame, allongée dans son fauteuil, les joues émaciées, les yeux creusés, la tête renversée en arrière, la bouche édentée ouverte. Son visage est de cire. Si elle ne ronflait pas, on la croirait morte. Une autre fait le guet sur le pas de sa porte dans son fauteuil roulant. Elle a des cheveux en bataille et des yeux noirs, elle me fixe sans sourire. Je dois passer voir le Père Pablo, sa porte est ouverte, mais je ne le vois pas. Je sens l’odeur, je vois la porte des toilettes ouvertes et une main gantée posée par terre. J’ai une grande pensée pour l’aide-soignante, assise sur le sol qui aide le centenaire à faire caca. Je m’éclipse. Dans l’ascenseur, une affichette souhaite la bienvenue à deux nouveaux résidents. Une autre annonce la messe pour ceux qui sont morts dans la semaine. Je passe devant la vitrine des objets fabriqués dans les ateliers que personne n’achète jamais. Je retrouve mon vélo. Au premier coup de pédale, je respire un grand coup pour chasser l’odeur de cet endroit qui colle à mes narines.


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