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Aimée

Dans ma pratique de la psychogénéalogie, j’insiste sur l’importance de s’appuyer sur les actes des registres d’états civils (que l’on peut aujourd’hui trouver assez facilement - il y a énormément d'archives en ligne) et sur la recontextualisation. Bien sûr, nous faisons avec ce que nous avons dans un premier temps, même quand il y a peu, mais c’est un travail qui fait naître l’envie de savoir, de questionner, de chercher. Et quand on cherche, en général, on trouve.


Le travail sur l’histoire d’Aimée est un bel exemple de ce que l’on peut éclairer en s’appuyant sur des documents et en questionnant.


Mon arbre m’appelle parfois. Je le connais bien, je l’ai travaillé pendant des mois. Pourtant, il arrive qu’au détour d’une info qui m’arrive, d’une photo, je me sente appelée. Par exemple, de temps en temps, je fais défiler les photos trouvées dans les albums de ma grand-mère. Le fait de les avoir simplement prises en photo, recadrées, éclaircies et aussi de pouvoir zoomer sur un détail aide à les regarder autrement. Je sais que je peux y trouver quelque chose que je n’avais pas remarqué jusqu'alors. Quelque fois, c’est même impressionnant : la clé est là.


Il y a quelques mois, je retombe sur la photo de cette arrière grand-mère m'interpellait sans que je comprenne pourquoi. Or, ce jour là, je réalise tout à coup que dans ce visage, il y a quelque chose de ma mère et donc... de moi. Je reconnais le bas de mon visage dans le sien. A ce moment là, c'est comme si un lien se tendait entre elle et moi.

Déformation professionnelle oblige, je me demande alors qui est cette femme à l’air si dur et pourquoi je reviens sans cesse à cette photo.

Tout ce que je sais, c’est qu’elle fut cuisinière, tireuse de cartes, alcoolique et qu’elle a eu trois maris (sous entendu, elle ne s'est pas gênée). C’est le résumé qui s’est transmis et qui claque comme un jugement. C’est tout ce qui reste d’elle, quelques mots pas très glamours pour résumer une vie entière.

Je décide donc d’essayer de retracer son parcours. Avec l’aide d’une cousine qui a déjà beaucoup travaillé notre branche commune, je remonte le cours de sa vie en m'appuyant sur les documents officiels : acte de naissance, recensements, actes de mariage. J’exploite tout, je note les dates, les adresses et je recontextualise. Je la suis de sa campagne bretonne à Versailles, puis Enghien les Bains, puis Paris jusqu'à son retour à Rennes. Je fais même des copies d'écran avec les photos des immeubles où elle a logé.

Et j’interroge le fil de sa vie : où est-elle quand la guerre éclate ? Avec qui ? Quelle est la vie de ces femmes qui travaillent à l’usine ? Comment l’Histoire a-t-elle impacté son histoire ? J’interroge la famille encore. Que disait-on d’elle ? J’invite à fouiller les souvenirs .


Je fais exactement comme avec les personnes que j’accompagne. J’explore toutes les pistes, j’émets des hypothèses, je vois ce qui fait sens, ce qui résonne et je suis attentive au moment où nait l’émotion.


Aimée, toute jeune, comme des milliers de Bretons qui fuient la pauvreté, quitte sa campagne pour Paris, probablement aidée par la paroisse du village. Elle trouve un emploi de cuisinière et rencontre Auguste Jardin, normand, qui pour être loyal au nom qui lui est transmis, est… jardinier. Ils ont 23 ans tous les deux et l’avenir devant eux. Elle l’épouse en 1910 à Versailles. C’est un mariage qui n’est pas dicté par le choix des parents puisqu'ils sont loin, qui n’est pas non plus décidé pour régulariser une grossesse. Je pense être assez près de la vérité en imaginant qu’ils sont amoureux. Or Auguste meurt six mois après. Il est probable que ce décès est un déchirement pour cette jeune femme à l’aube d’une vie nouvelle, pleine d’espoirs et de projets.

Trois ans après, elle rencontre Henri, bel homme qui vient de la même région qu’elle. Elle tombe enceinte et l’épouse un mois après, le 24 mai, qui est aussi la date d’anniversaire de son 1er amour. Sans grossesse, y aurait-il eu mariage ? Marcel, mon grand-père nait dans un immeuble à Paris, près de la place Monge où j’ai habité quelques années avec bonheur. Mariage d’amour ? En tout cas, mon arrière-grand-père écrira sa fierté d’avoir une petite famille, derrière une photo qui le représente aux côtés d’Aimée et des enfants.

Elle est de nouveau enceinte d’un mois lorsque la guerre éclate en août 1914. Henri ne partira pas au front parce qu’il est fragile des poumons (il aurait reçu un coup de couteau par un clochard aux Halles à Paris). Il est affecté à l’usine d’armement de Rennes. Ils vont donc travailler tous les deux à l’arsenal et manipulent de la mélinite, un explosif très puissant à base d'acide picrique. Inutile de préciser que les conditions de travail sont très dures et que le contact avec la poudre déclenche chez tous les ouvriers un éventail de maladies invalidantes très large et des décès prématurés. Les corps souffrent et s'empoisonnent.


J’ai trouvé un article de la féministe Louise Bodin publié dans le journal « La voix des femmes » en 1917 qui décrit les conditions de travail dans cette usine, à Rennes précisément. Il est illustré avec la photo d’un groupe de femmes, ce qui me permet d’imaginer Aimée à la fois avec ces femmes qu'elle a peut être côtoyées et dans sa vie d’ouvrière. J’apprends aussi qu’en 1917, au moment où les soldats qui s’enlisent au front depuis trois ans (quand ils sont pas massacrés) manifestent leur découragement, le mécontentement gronde à l’arsenal. Les femmes sont en première ligne et déclenchent une grève qui durera une semaine. Les hommes ne sont que 12% à participer, ils redoutent les sanctions. Aimée est sans doute l'une de ces femmes. Elles obtiennent une augmentation de salaire et une prime.

L’Histoire nous enseigne qu’il faut se méfier des femmes en colère : elles déclenchent parfois des révolutions.


Henri meurt d’une tuberculose en 1919, six ans après leur rencontre. Nul doute que la poudre a aggravé l’état de ses poumons. Aimée a 32 ans, elle est veuve pour la seconde fois, avec deux enfants de 5 et 4 ans. Sa petite fille, fragile sera élevée par sa grand-mère à la campagne pour respirer le grand air (ce qui n’empêchera pas Aimée d’en faire son souffre-douleur…). Je ne sais pas à quel moment cela se fait, mais les enfants, pupilles de la nation, partiront en pensionnat pendant des années. Quel âge avaient-ils au moment d'être séparés de leur mère après être devenus orphelins ? Quel âge avaient-ils quand ils se sont retrouvés, garçon d’un côté, fille de l’autre, à vivre, à manger et apprendre dans les grandes salles de cette immense bâtisse froide gérée par les bonnes sœurs de Saint Broladre ? Quel âge avaient-il quand il fallait s’endormir seuls, sans câlins, sans baisers, dans ces grands dortoirs ?


Quatre ans plus tard, à 36 ans, elle épouse Pierre, veuf, sans enfant qui a 13 ans de plus qu’elle. Cette fois-ci, je penche pour choix de mariage qui la met un peu à l'abri. C’est aussi un beau père gentil. Elle sera veuve une troisième fois. Cette fois ci les enfants sont grands puisque Pierre apparait encore sur une photo à leurs côtés, jeunes adultes.


Aimée est retrouvée morte à son domicile, à 52 ans, quelques mois avant la naissance de sa première petite fille, ma mère, qui nait alors que les allemands viennent d'envahir la France et que ses parents sont réfugiés dans le département voisin.

J’apprendrai aussi qu’elle avait le don de faire passer le feu et qu’elle ne pouvait (ne voulait) le transmettre qu’à son fils qui n’en a pas voulu en entendre parler. Pas le genre de mon grand-père en effet.

A mon tour je ne connaitrais pas mon grand-père. Il décèdera à 47 ans d’un infarctus, probablement comme Aimée.


Lorsque je demande à ma mère s’il reste quelque chose d’elle, si quelqu’un a récupéré un meuble, un objet à sa mort, elle se souvient alors qu’elle a un pendentif qui lui appartenait. Un bijou sans valeur, auquel il manque des brillants mais que je reçois comme un cadeau. J’aime bien imaginer qu’Aimée me l’a transmis par de-là les générations, comme pour me remercier de l’avoir regardée et d’avoir remis un peu de vérité sur les quelques mots qui restaient. C’est comme s’il m’avait attendu depuis toutes ses années.

Comme ce pendentif, l’histoire d’Aimée m’a attendue. Finalement, en recoupant les dates, les documents, j'ai pu retracer son parcours : sa naissance dans un foyer pauvre à la campagne, le long voyage pour rejoindre Paris ou elle devient cuisinière, le mariage d'amour avec Auguste, sa mort brutale, la rencontre avec Henri, la naissance des enfants, la guerre, le retour en Bretagne, le travail à l’usine, la mort d’Henri, la solitude à nouveau, le travail pour nourrir les deux petits, le mariage avec Pierre pour tenter de se mettre enfin à l’abri, les petits boulots une fois l’usine fermée, l’alcool depuis longtemps pour adoucir le quotidien et aussi la méchanceté avec sa fille…Une vie de labeur émaillée par les deuils, qui indique la possible origine de la dureté, de la violence qui s’est ensuite transmise. Une femme certainement dure, mais aussi une femme forte qui à l’inverse de mes autres aïeules et comme elle le porte dans son prénom, a connu l’amour et n’a pas manqué d’hommes.

Ce que j’observe dans mon arbre et dans ceux que j’aide à analyser, c’est le fait que lorsqu’un grand-parent meurt sans connaitre ses petits-enfants, si le regard porté sur lui n’était pas plein d’amour, il disparait de la mémoire familiale. Il ne reste que quelques mots pour le définir et peut-être, une ou deux photos. On ne sait rien de lui. Il ne prend pas sa place d’ancêtre. Il est juste mort depuis longtemps, exclu de la mémoire vive familiale.

Eclairer, donner du sens, imaginer ce qui peut être vécu au plus près de la vérité, c’est rendre hommage, restituer, apaiser, redonner une place.

C’est pouvoir dire ; je te regarde, je te vois, je sais qui tu es, et peut être, je sais d’où je viens.



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